« Errance en mer rouge » est un de mes gros coups de cœur de ce début de l’année 2014. De suite, j’ai pensé à faire une interview de Joël Alessandra pour mieux vous faire découvrir son magnifique album paru chez Casterman mais aussi pour mieux vous faire connaître l’auteur, l’homme qui se cache derrière une œuvre remarquable et de grande qualité. En route pour l’Afrique sur les traces d’Henry de Monfreid…
Samba BD : Pouvez-vous me résumer en quelques lignes votre cursus professionnel au niveau de la bande dessinée ?
Joël Alessandra : J’ai commencé la bande dessinée en rentrant d’Afrique en 1992, j’étais tout jeune et je me suis installé à Rome pour travailler à la Rai. Là, j’ai proposé des pages « africaines » à la revue BD « Il Grifo » qui publiait chaque mois en kiosque un magazine BD avec Manara, Pratt, Giardino, Mattoti, etc… un rêve de gosse pour moi surtout quand le patron du magazine m’a annoncé que je faisais partie de l’équipe. J’ai ainsi publié pendant 4 ans une petite série appelée « Naia » à hauteur de 5 planches par mois… je suis ensuite rentré à Paris pour des raisons personnelles et repris la BD seulement en 2006 !!
Samba BD : Pour vous, la bande dessinée est-elle votre unique gagne-pain ou est-ce une activité annexe, à côté d’un boulot fixe et plus rémunérateur ?
Joël Alessandra : Je suis Directeur de création et patron d’une petite agence qui ne fait de la communication que par la BD et l’illustration… je travaille aussi avec des magazines pour des reportages BD (XXI, Vents Sud, Bouts du Monde…) et des webdocumentaires (Little Burma pour LeMonde.fr par exemple…).
Samba BD : Vous avez déjà collaboré avec plusieurs maisons d’édition à savoir « La Boîte à bulle », « Paquet » et « Casterman » par exemple. Ces changements d’éditeur sont-ils la suite logique de votre progression graphique et scénaristique, ou sont-ils dus uniquement au hasard ?



Joël Alessandra : La Boîte à Bulles a été la première maison d’édition à publier et à croire à mon travail en 2006 avec « Fikrie » un album sur mon expérience en Afrique de l’Est. Je continue à travailler avec Vincent Henry, l’éditeur de La Boite à Bulles notamment sur des Carnets de voyage (Retour du Tchad, Ennedi…) toujours aujourd’hui. Mon expérience avec Casterman est un vrai bonheur, notamment avec Reynold Leclercq qui a su tirer le meilleur de mon dessin, je crois. La collaboration est vraiment constructive et je pense avoir vraiment avancé grâce à lui et à ses conseils.
Samba BD : Lorsqu’on voit votre bibliographie, ce qui saute aux yeux, c’est un penchant prononcé pour l’Afrique, pour le voyage en dehors des sentiers battus, pour le littérature de voyage et d’aventuriers (de Monfreid, Kessel, Rimbaud,…). Quel a été l’élément déclencheur de cette quête et quelle est votre démarche quand vous voyagez ?
Joël Alessandra : J’ai travaillé comme coopérant au Centre Culturel Français de Djibouti. Je pense que tout est parti de là. Djibouti est le territoire qui a effectivement inspiré les Conrad, Kessel, Monfreid, Rimbaud… Baigner dans cet environnement, parcourir les lieux où ces maîtres de la littérature de voyage sont passés ne peut pas laisser indemne. Mon amour du récit de voyage vient de là, dessiner, être payé pour dessiner et voyager, quoi de mieux dans la vie d’un auteur de BD ?! J’ai de plus gardé un réseau de connaissances et d’amis en Ethiopie, au Tchad, à Djibouti, etc. qui favorisent ces aller/retours en Afrique. Mais mes voyages me portent également en Amérique, en Asie et même quelque fois en Europe!
Samba BD : Pendant vos voyages, quels sont vos modes de fonctionnement pour vous souvenir, pour rapporter la base de ce qui fera votre récit ? Prenez-vous des notes, des photos, des croquis (succincts ou détaillés ?), des films, des enregistrements sonores,… ?
Joël Alessandra : Je noircis des tonnes de carnets de voyage, tout petit format (que me confectionnent une amie relieuse de mon village !). Je fais des tas de dessins au trait, à l’aquarelle, au café (mon médium de prédilection), le dessin est un véritable passeport en brousse, il permet un vrai dialogue avec les gens, même sans parler l’Afar, le Somali ou le Swahili on arrive à communiquer. Je prends aussi beaucoup de photos, bref j’accumule du « matériel » qui servira de toutes façons un jour pour tel ou tel projet !
Samba BD : Qu’est ce qui vous met en marche sur un projet graphique, un scénario ? Faites-vous d’abord un scénario ou partez vous d’une image, d’un dessin, d’une impression ?


Joël Alessandra : Il y a énormément de facteurs en fonction des sujets. Pour « Le périple de Baldassare », qui est une série en trois tomes chez Casterman, il s’agissait de l’adaptation d’un roman d’Amin Maalouf, romancier académicien dont je voue un véritable culte à l’œuvre écrite. Dans ce cas c’est une envie de mise en images de l’univers du romancier, travailler avec ses textes, modeler un récit autour des contrées que son héros parcoure… Dans le cas de « Errance en mer Rouge », mon envie était vraiment de parler graphiquement de Djibouti une nouvelle fois, je n’étais pas allé au bout de mes envies avec « Fikrie » ou l’album « Dikhil » dont l’action se passe également à Djibouti. J’avais déjà les grandes lignes de l’histoire en tête, travailler sur la vraie vie d’un ami, le Henry de Monfreid moderne, trafiquant à ses heures, manipulant les armes, connaissant le pays mieux que sa poche… puis effectivement il y a l’écriture, le story-board, les envies de dessin qui chez moi peuvent guider un scénario…
Samba BD : « Errance en mer rouge » sent le vécu même s’il s’agit d’une fiction. Vous avez beaucoup voyagé. Avez-vous déjà été en danger pendant vos repérages, vos voyages sur place ? Vous êtes-vous mis des limites de sécurité à ne pas dépasser ?
Joël Alessandra : Oui, c’est une BD à mi-chemin entre la fiction et le reportage… Je parle de cet ami, des sociétés de sécurité, des attaques de pirates Somali, l’insécurité en mer Rouge autour de la Corne de l’Afrique… mais les risques sont « calculés », je ne commets pas d’imprudences, je suis marié avec trois enfants! Je m’arrange toujours pour être « encadré », avec des « laissez-passer », en Algérie où j’étais récemment, j’étais toujours « suivi » par un policier du Ministère de l’Intérieur par exemple. Mais il m’est effectivement arrivé d’avoir quelques frayeurs, au Tchad notamment, à la chute de Kadhafi, j’étais dans le désert, à la frontière de la Lybie, en pleine migration de réfugiés Tchadiens fuyant le pays… je ne rentre pas dans le détail mais les risques étaient réels, surtout que vous vous trouvez au milieu de rien, du sable rien que du sable et si cela tourne mal, vous êtes seul au monde !
Samba BD : Avec « Errance en Mer Rouge », j’ai l’impression que vous avez atteint une étape supérieure, un pallier, tant au niveau graphique que scénaristique. Que pensez-vous globalement de votre travail sur cet album ? Etes-vous pleinement satisfait ou avez-vous des « regrets » ?
Joël Alessandra : Je vous remercie pour cette remarque qui me touche beaucoup. C’était un compliment, n’est-ce pas ? L’album fait 120 pages, j’ai réalisé le livre en 4 mois !!! Ce n’est pas pour me vanter mais pour aller dans votre sens, je crois que ce livre et la manière dont j’ai travaillé dessus me correspond tout à fait. Envie, énergie, dynamisme, cela «booste» vraiment et je n’ai pas vu les pages passer!!! J’ai travaillé avec du matériel que j’avais déjà, des carnets de mes nombreux voyages dans la Corne de l’Afrique que j’ai simplement scannés, des photos faites sur place (ce qui donne cet effet de spontanéité et de réalité/reportage), le fait aussi de se sentir plus libre dans la mise en page, casser un peu le standard de la case BD et se permettre de grandes pleines pages d’aquarelle est un bonheur et donne une vraie présence à l’histoire. Je me suis aussi attaché à des personnages qui me ressemblent, des lieux que j’adore dessiner, une ambiance à la « Salaire de la Peur » qui font que je suis vraiment fier de cet album. Des regrets ? Aucun, Casterman a fait un travail éditorial magnifique, l’objet est très beau, un grand album imprimé sur un papier de création qui met les aquarelles vraiment en valeur, non, je suis un homme heureux ! Reste à le montrer à le mettre en valeur et à le faire connaître au public 😉
Samba BD : Quels sont vos premières impressions sur le retour en librairie de votre album ? Quels sont d’autre part vos prochains projets ? Avez-vous déjà un autre récit en cours de réalisation ?
Joël Alessandra : Les premières dédicaces en librairie montrent un engouement pour ce sujet, le retour à la BD d’aventure sur fond d’Henry de Monfreid. Les premiers retours rejoignent votre analyse, les gens ont l’air de trouver que j’ai trouvé un « format » qui me correspond bien dans la manière de raconter des histoires. La prochaine publication est un récit BD de trente page pour la Revue XXI du mois de juin sur l’Algérie de mon père et de mes grands-parents, une immersion/enquête sur ma famille « pieds-noirs » rentrés en France en 1962… graphiquement dans la veine de « Errance… » mais avec un sujet très intimiste. Je prépare également chez un autre éditeur une biographie de Eiffel pour octobre avec Eddy Simon au scénario… et puis d’autres projets bien sûr qui sont un peu frais pour les dévoiler…
Samba BD : Quels sont vos maîtres ou vos sources d’inspiration dans la bande dessinée ? Quelles sont les bandes dessinées que vous aimez ? Celles qui vous ont marquées ces six derniers mois ?
Joël Alessandra : Je suis très bon public, j’aime énormément de choses, découvrir de nouveaux auteurs, de nouvelles techniques de dessin et de narration… je suis resté très attaché aux Corto Maltese, Mattoti, Manara (du « Singe » et de « HP, les aventures de Giuseppe Bergman »), mais je dévore les nouveautés comme le « Picasso » (énorme), « Comme Prima » (gigantesque), « Les ombres » d’Hippolyte (immense), le dernier « Blast »(la claque), Prado (la modestie dans le génie), etc. j’espère que les autres ne m’en voudront pas, je suis friand de tout et on ne peux citer chacun… avec peut-être quelques réserves sur les mangas, mais je n’ai sans doute jamais vraiment pris la peine de me plonger dans cet univers. J’avoue avoir été très influencé par Jacques Ferrandez (que je salue), Gibrat, et Juillard, de grands maîtres de l’aquarelle et du dessin, je travaille, je travaille mais dur d’arriver à un tel niveau de métier et de sensibilité !
Interview réalisée par Capitol pour Samba BD.
La chronique d’ « Errance en Mer Rouge » sur Samba BD : ICI.
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