La ballade des frères Blood

Scénario : Brian AZZARELLO
Dessin: Eduardo RISSO
Editeur : DELCOURT
224 pages
Genre : western

Une tragédie nihiliste dans Far West crépusculaire.

Brian Azzarello et Eduardo Risso se retrouvent après leur collaboration légendaire sur 100 Bullets pour explorer cette fois les terres arides d’un Far West impitoyable. Publié en 2024 sous le titre original The Blood Brothers Mother chez DSTLRY avant sa traduction française, ce one-shot de 224 pages (dont un bonus de 30 pages avec des couvertures alternatives) se révèle être bien plus qu’une simple aventure de western : c’est une méditation sombre et poétique sur l’innocence perdue, la vengeance destructrice et l’impossibilité du salut dans un monde irrémédiablement corrompu.

L’histoire se déploie sur deux intrigues parallèles qui finissent par s’entrechoquer. D’un côté, trois frères bandits — dont Carter Cain, fraîchement sorti d’une prison mexicaine — se réunissent pour une vengeance personnelle. De l’autre, trois enfants, les frères Blood, descendants de ce monde de criminalité, se lancent dans un périple désespéré à travers le Texas pour retrouver leur mère enlevée par ces mêmes criminels qui ont assassiné leur père adoptif, le révérend Blood. Ce croisement de générations permet aux auteurs de montrer comment la violence se perpétue, comment les péchés du père retombent sur les fils, selon une logique prophétique et biblique qui donne au titre original, The Blood Brothers Mother, toute sa résonance.

Ce qui frappe d’emblée en ouvrant l’album, c’est l’esthétique visuelle spectaculaire signée Risso. Abandonnant les silhouettes noires caractéristiques de 100 Bullets, l’artiste argentin adopte une technique entièrement à l’aquarelle. Grâce à ses couleurs directes, Risso crée un hybride entre le comics américain et la bande dessinée classique européenne. Les teintes saturées — particulièrement les oranges brûlants, les bleus agressifs, les pourpres surprenants, (les roses stupéfiants ?) et les rouges éclaboussants — imprègnent chaque page d’une atmosphère étouffante et de violence. Cette palette chromatique intègre des éléments sinistres qui semblent faire partie du paysage. Des saignements de couleur s’infiltrent dans les pages, plutôt que des éclaboussures de sang. Cette approche fonctionne comme un véritable choix narratif qui génère oppression et parfois inconfort à la lecture.

La beauté avec laquelle Risso  peint les circonstances les plus extrêmes, le format surdimensionné du comic, le contraste des splendides couchers de soleil du Sud-Ouest américain et les actes ignobles tachés de sang rappellent les westerns de Sergio Leone et Sergio Corbucci. On a affaire à un western spaghetti sur papier, l’humour et l’ironie en moins.

Le scénario d’Azzarello possède une complexité qui requière une indispensable concentration du lecteur. Le récit alterne entre différentes perspectives et opère des sauts entre passé et présent, construisant une narration volontairement fragmentée. Azzarello démontre ainsi son sens aigu du rythme et son talent pour les dialogues, avec un script épuré.

Au cœur de ce récit réside une vision nihiliste du western, bien éloignée des mythes hollywoodiens. Les trois enfants Blood ne sont pas des héros : ce sont des gosses acculés, forcés de grandir trop vite dans un univers saturé de violence, de mort et de trahison. Dans cette vision du Vieil Ouest, l’état de nature est en jeu dans une guerre de tous contre tous. Tout au long de leur voyage, ils découvriront les réalités brutales de cette époque : les lynchages, les massacres des populations amérindiennes, la corruption généralisée, l’absence totale de justice.

La présence centrale de la mère, Anna, mérite une attention particulière. Loin d’être une victime passive, elle incarne une forme de résignation : elle s’abandonne à son sort, emportée par le charisme de son ancien amant, bien consciente que la vie lui aura toujours réservé les pires cartes. Ce portrait nuancé de la féminité distingue l’album des clichés du western traditionnel, bien que la représentation graphique d’une agression sexuelle puisse heurter les lecteurs sensibles à ce genre de contenus.

Le thème obsédant de la vengeance traverse l’intégralité du récit. Chercher la vengeance laisse une blessure qui ne se referme jamais, elle laisse un vide qui persiste toute une vie. Une fois goûtée, rien d’autre ne saura être aussi savoureux. Cette philosophie amère devient la tragédie centrale de la narration : tous les personnages, enfants comme adultes, sont prisonniers de cycles qu’ils ne peuvent briser. Selon l’auteur lui-même, « les westerns sont là où l’Amérique exprime ses mythes, mais la vérité de l’Amérique est la violence — quelque chose que nous avons d’abord exploré dans 100 Bullets ».

La Ballade des frères Blood se distingue par son refus catégorique de céder à l’optimisme ou au sentimentalisme, par sa brutalité viscérale et par son pouvoir cinématique. C’est un récit mélancolique et dur, une méditation sur la régression de l’humanité face à la violence des frontières, un chant de désespoir murmuré par ceux qui n’ont aucune place dans le monde. Azzarello et Risso réaffirment pourquoi ils restent des maîtres de la narration graphique sombre et authentique. Ils rendent ici un fabuleux hommage aux légendes du genre tout en forgeant une identité visuelle radicalement contemporaine.

SKIPPY

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